jeudi 13 août 2009

Jeudi 13 Août 2009. 15H07.

Romilly-Sur-Seine.

"Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous témoignent ; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous ; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur coeur : tout est chez eux l'oeuvre du moment." ( Confessions, p. 181, op.cit). C'est ainsi que Rousseau s'exprime à propos des "Français",--et je ne trouve pas que cela soit tout-à-fait faux...Bien que je sois d'une origine cosmopolite (polonaise, allemande, française), ai-je cela en commun avec les "Français" ?
*
"La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit." (p. 183, op.cit.) Cette phrase est très moderne, ou plutôt elle est éternelle : combien de philosophes, de l'Antiquité à nos jours, ont pensé en marchant ?
*
"Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits !...Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répondrai-je : pourquoi m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres que j'avais joui ? Que m'importaient des lecteurs, un public, et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel ? D'ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j'avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j'aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule ; elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n'auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant je ne songeais qu'à bien dîner ; en partant je ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis m'attendait à la porte ; je ne songeais qu'à l'aller chercher." (p. 184, op.cit.).
Si l'on oppose ces lignes aux lignes du paragraphe précédent , on voit que Rousseau ne regrette en rien de ne pas avoir écrit au cours de ces voyages, ou plutôt on voit qu'il démontre qu'il lui était impossible d'écrire, que le geste très concret et matériel de l'écriture aurait nui à la survenue des idées, qui "viennent quand il leur plaît". Et puis surtout s'il avait voulu évoquer le "stream of consciousness" ainsi que l'a fait Joyce dans Ulysse, "dix volumes par jour n'aurait pas suffi". On voit que la réflexion de Rousseau rejoint toute la problématique de la littérature contemporaine.
*
"Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées relatives à ce que j'y allais faire. Je m'étais élancé dans la carrière où j'allais entrer, et je l'avais parcourue avec assez de gloire : mais cette carrière n'était pas celle où mon coeur m'appelait, et les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel que moi. Grâce au ciel, j'étais maintenant délivré de tous ces obstacles : je pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays des chimères, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route ; et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit, car sentant qu'à Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y jamais arriver. (p. 184, op. cit). Lecteur, entends-tu cela : "les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires". Chaque écrivain, à travers les siècles, n'est-il pas en proie à cette inavouable préférence pour les "êtres" nés de son imagination ?
*
"C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont ; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs ; et j'ai dit cent fois que si jamais j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté.( p.194, op. cit.). Comment dire mieux la nécessité du décalage absolu entre sa vie réelle et sa vie rêvée, pour celui qui tient la plume ?
*
A travers les lignes qui précédent , on voit l'extraordinaire modernité de ce livre écrit au milieu du XVIII° siècle.

Aucun commentaire: